« Ai-je vraiment pu écrire une lettre qui vous a donné à penser que je perdais courage ? J’ai peine à le croire. Il y a des moments, c’est vrai, où l’on pense ne pas pouvoir continuer. Pourtant, on continue toujours – on finit d’ailleurs par s’en rendre compte -, seulement le paysage autour de vous paraît soudain changé : un ciel bas et lourd pèse sur vous, votre sens de la vie est bouleversé et vous avez soudain un cœur tout gris, vieux de mille ans. Mais il n’en va pas toujours ainsi. L’être humain est une créature étonnante. On vit ici dans une misère indescriptible. Dans les grandes baraques, on vit comme des rats dans un égout. On voit beaucoup d’enfants mourir à petit feu. (…) Puis, trois jours de trajet vers l‘est. Des litières de papier sur le sol pour les malades. Pour le reste, des wagons nus avec un tonneau au milieu et soixante-dix personnes debout dans un fourgon fermé. On ne leur permet d’emporter qu’une musette. Je me demande combien arrivent vivants. »
3 juillet 1943
À bord du train de déportation qui quitte le camp de regroupement et de transit de Westerbork en direction d’Auschwitz-Birkenau le 7 septembre 1943, emportant la famille Hillesum, se trouvent au total 987 personnes dont 170 enfants. Dans l’une de ses lettres, Etty parle d’ « environ 70 personnes […] par wagon ». J’ai décidé de représenter beaucoup moins de personnes pour des raisons de composition d’image. En effet, les lames du plancher qui se dérobent sous les pieds des passagers constituent une métaphore de la mort qui approche irrémédiablement. L’espace obscur et sans fond qui s’ouvre sous ces lames représente le monde des morts. Les deux hommes dessinés au premier plan (à gauche et à droite) se sont déjà engagés sur le chemin de l’abîme, beaucoup d’autres s’y sont déjà engouffrés avant eux, dans le noir.
Pour ce qui est de l’homme qui s’agrippe désespérément à sa valise, je me suis inspiré d’une photographie historique d’un détenu du camp de Westerbork. Il est employé comme un symbole de la recherche désespérée d’un appui, à une époque où les repères, la sécurité et l’entourage humain se dérobent radicalement.
Comme nous l’avons précisé pour l’illustration « L’araignée et sa toile », la comparaison qu’Etty établit entre elle-même et une araignée ainsi qu’entre son journal intime et une toile, constitue l’un des symboles fondamentaux de la présente série d’illustrations. Cela dit, ces images de l’araignée et de sa toile font l’objet d’une ré-interprétation au sein de l’univers métaphorique d’Etty – l’araignée représentant la créativité, l’architecte et l’artisane d’une œuvre (de pensée) (cf. à ce sujet les commentaires par rapport à l’illustration « L’araignée et sa toile »). Exceptionnellement, dans l’illustration « Vers l’est », j’ai employé les images de l’araignée et de sa toile dans une acception plus courante, celle de menace, de piège, de danger de capture. Cette rupture entend sensibiliser le spectateur à la valeur atypique que prend la métaphore de l’araignée dans le langage d’Etty.
À plusieurs reprises, Etty compare les circonstances de la vie des Juifs à celles des rats. Le symbole du rat est, quant à lui, repris dans les illustrations « Liberté » et « Le cœur pensant ».