Les troublants fragments du camp de Westerbork
Le camp de Westerbork a été détruit après la guerre; seule subsiste intacte la maison du commandant allemand du camp, Gemmeker, qui a été placée sous une cage de verre pour son maintient en son état d’origine. Nous possédons, par contre, des images d’archives cinématographiques tournées par un prisonnier photographe juif du camp à la demande de Gemmeker.
Quatre extraits sont visionnable dans le menu ARCHIVES CINÉMATOGRAPHIQUES.
Tourné entre mars et mai 1944 par le photographe Rudolf Breslauer, le film sur Westerbork [demeure] à l’état d’épreuves de montage muettes prémontées […]. Le film fut tourné à l’initiative du commandant du camp, Albert Konrad Gemmeker. Début 1944, il ordonna à trois internés juifs de concevoir un documentaire sur la vie et les activités du camp, qui entrait dans un moment crucial de son histoire. Alors que la grande majorité des Juifs néerlandais avait déjà été déportée, il fut envisagé de convertir Westerbork en Arbeitslager (camp de travail). Ce changement de statut était ardemment défendu par Gemmeker : il redoutait la fermeture de Westerbork qui pouvait se solder par son départ vers des théâtres d’opérations autrement risqués. Selon les historiens néerlandais Koert Broersma et Gerard Rossing, le film aurait donc été commandité pour justifier auprès des autorités nazies de Berlin et de La Haye le maintien du Lager Westerbork. Le scénario en fut écrit par le journaliste allemand Heinz Todtmann, Juif baptisé devenu l’homme de confiance de Gemmeker et son principal collaborateur. […]
Si le film de Westerbork demeura inachevé, ses images connurent par la suite un destin contrasté. Les plans de l’embarquement du convoi commencèrent dès l’après-guerre une impressionnante carrière cinématographique, muséographique, éditoriale ; en décembre 1948, ils prirent toute leur chef accusatoire, lors du procès de Gemmeker à Assen [Pays-Bas]. Ces images projetées dans le prétoire permirent à la cour de contempler le commandant dans sa gloire passée, arpentant la rampe de Westerbork. Le président du tribunal estima que ce tournage prouvait que l’accusé était insensible au sort tragique des déportés. Si Gemmeker objecta qu’il avait voulu que fussent enregistrés tous les aspects du camp, les bons et les moins bons, il affirma aussi qu’il ne connaissait pas les images qui venaient de lui être montrées. Comment interpréter cette réponse, si tant est qu’elle exprime la vérité ? L’accusé ayant précisé que les épreuves de montage du film lui avaient été soumises pour imprimatur, il opérait un partage entre les plans du travail ou des loisirs et ceux de l’embarquement vers Auschwitz. S’il n’ignora rien de ce tournage, comme l’atteste le plan où il observe la caméra d’un air assuré, ces dernières images ne lui furent peut-être pas montrées par Breslauer qui pressentait leur force d’attestation. La déclaration de Gemmeker peut aussi être interprétée en un sens moins littéral : elle témoigne de ce qu’il ne voulut ni connaître ni comprendre en assistant aux départs hebdomadaires des convois.
Le temps des images déjoue ainsi le dessein des bourreaux : il les retourne contre eux en révélant ce qu’ils n’étaient pas en mesure de percevoir dans l’accomplissement implacable et aveugle de leurs tâches criminelles. Ce fut donc devant le tribunal d’Assen que Gemmeker regarda enfin les déportés et entrevit les effets de ses actes. Ce fut à Assen qu’il découvrit la force incandescente du plan de la fillette au foulard qui allait devenir pendant de longues décennies une image icône de la Shoah.
L’élection de ce plan comme symbole du judéocide se renforça longtemps de l’anonymat de l’enfant et du postulat de sa mort qui transfigurait son image en vestige d’une absence et d’une disparition. Ce statut fut révisé en 1994, à la faveur d’une enquête menée par le journaliste néerlandais Aad Wagenaar avec le concours de l’historien Koert Broersma. Les années 1990 furent marquées par la volonté de redonner un nom aux victimes du nazisme ; dans ce contexte, Wagenaar éprouva le besoin impérieux d’identifier l’enfant au visage familier. Au terme de deux années d’investigation, il découvrit que la fillette s’appelait Anna Maria Settela Steinbach : elle avait été assassinée à Auschwitz à l’âge de neuf ans ; elle n’était pas juive, mais sinti [peuple nomade].
Broersma avait aidé Wagenaar à dater le convoi. En visionnant la copie au ralenti, il était parvenu, en s’arrêtant sur l’image de l’invalide couchée sur un brancard et en agrandissant l’inscription à la peinture blanche portée sur sa valise, à déchiffrer le nom de Frouwke Kroon. Internée à Westerbork, elle avait été déportée le 19 mai 1944 et gazée dès son arrivée à Birkenau.
Cette identification permit à Wagenaar de retrouver plusieurs survivants de ce transport qui convoya vers Auschwitz 208 Juifs et 245 Tsiganes. […]
Sylvie Lindeperg
Historienne, professeure à l’université de Paris I- Panthéon Sorbonne, auteur entre autres de Nuit et Brouillard. Un film dans l’histoire (Odile Jacob, 2007)