Dossier du film : « Moissons de sang – L’Holodomor, l’extermination par la faim en Ukraine, 1932-1933 »

Un film réalisé par André Bossuroy en collaboration avec l’historien Joël Kotek.

Terrible incapacité du système économique soviétique pour les uns, génocide reconnu par plusieurs nations, “crime dirigé contre le peuple ukrainien” pour le Parlement européen et “un des crimes du totalitarisme soviétique” pour la France (J.O. du 15 janvier 2008), la Grande Famine de 1932-1933 en Ukraine, le HOLODOMOR , constitue pour le peuple ukrainien une blessure indélébile dont les quatre millions de morts ne peuvent sombrer dans l’oubli.

Contrairement aux autres famines, celle qui frappe l’Ukraine en 1932 n’est ni due à des conditions météorologiques défavorables, ni à une guerre. Elle résulte des actions d’un seul homme, Joseph Staline, et de son entourage. Le chef du Comité central du parti communiste soviétique impose en 1929 la collectivisation de l’agriculture, plaçant celle-ci sous le contrôle de l’État. Cette politique de collectivisation forcée vise à accélérer la modernisation de l’Union soviétique, mais les événements ne se déroulent pas comme prévu. Les paysans, opposés à cette mesure, tiennent tête à Staline. En réponse, celui-ci impose des privations, des confinements, des arrestations et des déportations, qui déciment non seulement la paysannerie ukrainienne, mais également les paysans russes et kazak.

Depuis 1921, et durant la décennie précédant l’Holodomor, l’Ukraine connaît une renaissance culturelle de type européen, marquée par un essor de la littérature et des arts, tournés vers l’Europe plutôt que vers la Russie. Parallèlement, les paysans ukrainiens bénéficient de politiques plus libérales, leur offrant de meilleures conditions de vie et de travail. En effet, pour relancer l’économie et apaiser les tensions entre la paysannerie et les communistes, le régime des années 1920 fut contraint de suspendre certains principes marxistes-léninistes en introduisant la « Nouvelle Politique Économique » , la NèP. Cette politique permit aux paysans d’acheter des terres et favorisa l’enrichissement de certains d’entre eux, désignés sous le nom de koulak.

À la fin des années 1920, le régime communiste, ayant consolidé son pouvoir, rejette les avancées libérales de la NèP et élimine les éléments de marché. En janvier 1928, il met en place la collecte obligatoire de blé. Parallèlement, débute la destruction, ou « liquidation », des exploitations agricoles les plus prospères, désignées par le régime comme des « propriétés de koulaks ». Ce processus de dékoulakisation s’accompagne de violentes exactions, de la confiscation des terres, de pillages flagrants, et, finalement, de la déportation des individus jugés indésirables.

La liquidation des koulaks en tant que classe sociale s’accompagne également d’une offensive antireligieuse. Dès 1929, l’État soviétique persécute les membres du clergé, ferme les lieux de culte, retire les cloches et se moque ouvertement des croyances religieuses. Vers la fin de 1929, la campagne de retrait des cloches pour financer l’industrie lourde s’intensifie. Cette opération se transforme souvent en un pillage brutal des édifices religieux, accompagné de profanations flagrantes aux yeux des croyants.

En 1930, les protestations des paysans menacés de famine en raison de la collectivisation prennent une ampleur massive. L’Ukraine se soulève contre le joug du Kremlin. Les paysans quittent les kolkhozes, récupèrent leurs biens et libèrent les villageois arrêtés. Les manifestations pacifiques, auxquelles les femmes participent activement, deviennent la forme de protestation la plus répandue. Le régime, avec mépris, qualifie ces manifestations de « cornemuses » ou de « soulèvements de bonnes femmes », connues sous le nom de Volynka en russe. Ces rassemblements de femmes réclament le retour des grains confisqués, que les paysans avaient réservés pour les prochaines semailles.

En janvier 1933, les organisateurs de la famine entament la phase finale de leur plan : effacer les traces du crime. Staline interdit aux paysans de quitter le territoire de l’URSS pour se rendre dans d’autres régions de l’Union soviétique. Les routes menant aux grandes villes sont ensuite bloquées pour empêcher les affamés d’y accéder. Parallèlement, le régime s’efforce de dissimuler l’ampleur de son crime. Les registres de décès pour l’année 1933 disparaissent ainsi des Conseils de village.

Cette collectivisation forcée entraîne rapidement un problème que le Kremlin n’avait pas prévu : une grave pénurie alimentaire. En quelques mois, la collectivisation désorganise complètement la chaîne de distribution de grain, provoquant des disettes qui menacent les paysans. La colère monte rapidement dans le monde agricole, mais c’est en Ukraine que l’opposition à la collectivisation est la plus forte. Considérée comme le grenier à blé de l’Union soviétique, l’Ukraine abrite des paysans qui, avant la collectivisation, jouissaient d’un niveau de vie relativement meilleur que leurs homologues soviétiques.
Cela explique pourquoi la plupart des révoltes contre la collectivisation éclatent en Ukraine. Sur les 14 000 émeutes recensées par la police politique en 1930, la moitié se produisent en Ukraine. Pour mettre fin à ces protestations, le régime désigne un bouc émissaire : le koulak. Ce terme, tiré d’une ancienne expression russe, désigne les paysans qui sont trop à l’aise financièrement. Il n’est pas nécessaire d’être un grand propriétaire terrien pour être qualifié de koulak; il suffit de posséder une vache, des outils un peu trop modernes, ou pire encore, d’employer d’autres personnes.
Une intense propagande accuse alors ceux qui sont soupçonnés d’être des profiteurs au service du capitalisme, dans le but de dresser les paysans les uns contre les autres et d’instaurer un climat de peur et de délation entre voisins. Les koulaks sont désignés comme une classe sociale à part entière qu’il faut éliminer. C’est le début d’une violente politique de dékoulakisation, où en quelques mois, des milliers de paysans sont arrêtés et déportés vers des camps de travail, les goulags.

Après les récoltes désastreuses de l’été 1932, les réquisitions de l’État se font de plus en plus lourdes, et les sanctions deviennent toujours plus brutales. À partir de ce moment, la famine en Ukraine prend une tournure différente. Elle ne ressemble plus à la famine qui frappe les autres régions rurales soviétiques, conséquence d’une collectivisation trop rapide. La famine en Ukraine découle directement de la décision de Staline d’utiliser la faim comme moyen de soumettre la population ukrainienne.

La situation se dégrade rapidement, entraînant des milliers de victimes. Le pire de la famine survient pendant l’hiver, entre octobre 1932 et février 1933. Durant cette période, le régime crée les « brigades de fer », composées de membres du parti communiste et de la police politique, qui répriment violemment les paysans ukrainiens. Les exploitations agricoles accusées d’abriter des koulaks ou de ne pas atteindre les objectifs de production fixés par le plan sont inscrites sur le « tableau noir ».
Les habitants de ces exploitations sont alors privés de nourriture, leurs outils, animaux, et dernières réserves de grains leur sont confisqués. Même leurs biens personnels, comme des bottes et des édredons, leur sont retirés. Les vergers sont rasés, les arbres fruitiers abattus pour empêcher toute récolte. Les animaux domestiques sont tués pour éviter qu’ils ne servent de nourriture. Les paysans ukrainiens meurent sur place, souvent enterrés dans des fosses communes, voire laissés sans sépulture. Dans le pire de la famine, des cas de cannibalisme sont même rapportés.

Les paysans étaient réduits à l’état de spectateurs impuissants face au pillage systématique de leurs récoltes et de leurs biens. Pourtant, dans l’ombre, des réseaux de solidarité se formaient. Les grains dissimulés, les légumes cultivés en secret, les quelques animaux cachés étaient parfois partagés avec ceux qui en avaient le plus besoin. Chaque acte de solidarité était un acte de résistance contre l’anéantissement que tentait d’imposer Staline. De même, les icônes, les croix et les textes sacrés, dissimulés pour échapper à la destruction, devenaient les symboles d’une lutte pour la préservation d’une âme collective.

« Le fantôme de la mort par la faim, suspendu comme l’épée de Damoclès au-dessus des habitants de l’Ukraine en 1932-1933, émoussait tout sentiment humain. Chacun n’avait qu’un seul but – survivre à tout prix. Malgré ces conditions très difficiles, inhumaines, certaines personnes gardaient de la compassion et de la bonté dans leur cœur. Ceux qui, dans cette chaîne de morts sans fin, n’avaient pas eu peur, n’avaient pas perdu leur dignité humaine et qui tendaient leurs mains aux « condamnés » pour les aider, appartenaient à différentes couches sociales. Ils étaient professeurs, médecins, prêtres et chefs de kolkhozes, de conseils de village. Certains, même, délégués ou membres d’équipes de convoi ont cherché à aider les gens torturés par la faim. »

(Dossier HOLODOMOR en téléchargement sur la page d’accueil)

Mémorial de l’Holodomar à Kiev