« (…) mercredi matin, tout un groupe réuni dans les locaux de la Gestapo, et les faits de toutes ces vies étaient à cet instant rigoureusement les mêmes : nous étions tous dans la même pièce, les interrogateurs retranchés derrière leurs bureau comme les interrogés. Ce qui distinguait toutes ces vies entre elles, c’était l’attitude intérieure de chacun. L’œil était immédiatement attiré par un jeune homme qui faisait les cent pas, l’air mécontent (…), traqué et tourmenté. Tout à fait intéressant à observer. Tous les prétextes lui étaient bons pour abrutir de cris ces malheureux Juifs : « Pas de mains dans les poches ! », etc. Il me paraissait plus à plaindre que ceux qu’il apostrophait ainsi, et ces derniers ne l’étaient d’ailleurs que dans la mesure où ils avaient peur. Quand ce fut notre tour de comparaître devant son bureau (…) il me lança en rugissant : « Qu’est-ce que vous pouvez bien trouver de risible ici ? » J’avais envie de lui répondre: « À part vous, rien ! » mais pour des raisons diplomatiques, il m’a paru préférable de m’en abstenir. « Vous n’arrêtez pas de sourire ! » rugit-t-il encore. Et moi, de mon air le plus innocent : « Je ne m’en rends pas du tout compte, c’est mon expression habituelle. » Et lui : « Ne faites pas l’idiote et sorrrrtez immédiatement ! », le tout assorti d’une mimique qui signifiait : « On se retrouvera ! » (…) En fait, je n‘ai pas peur. Pourtant je ne suis pas brave, mais j‘ai le sentiment d‘avoir toujours affaire à des êtres humains, et la volonté de comprendre autant que je le pourrai le comportement de tout un chacun. Et c‘était cela qui donnait à cette matinée sa valeur historique : non pas d’essuyer les vociférations d’un malheureux petit gestapiste. J’aurais peut-être dû m’en indigner ou m’en effrayer, mais le fait important de cette matinée me semble résider en ceci, que j’avais sincèrement pitié de ce garçon, et que j’avais envie de lui demander : « As-tu donc eu une enfance aussi malheureuse, ou bien est-ce que ta fiancée est partie avec un autre ? » Il avait l‘air tourmenté et traqué – mais aussi, je dois le dire, très déplaisant et très mou. J‘aurais voulu commencer tout de suite un traitement psychologique. Ayant parfaitement conscience que ces garçons sont à plaindre tant qu‘ils ne peuvent faire de mal, mais terriblement dangereux, et à éliminer, quand on les lâche comme des fauves sur l‘humanité. Ce qui est criminel, c‘est uniquement le système qui utilise des types comme ça. »
27 février 1942
La pensée d’Etty va gagner en maturité sous l’effet de l’écriture. Elle se compose un monde intérieur et une liberté inviolables, hors d’atteinte des représailles du monde extérieur (cf. commentaires par rapport à l’illustration « Ciel »).
La force impressionnante d’Etty réside dans sa manière de penser « à bras-le-corps ». Ce n’est qu’en approchant de très près les bourreaux, leurs actes et leurs motivations qu’elle peut les appréhender et noter ses réflexions à leur sujet dans son journal intime. Au lieu de garder une réserve distante, elle embrasse les choses consciemment. J’ai cherché à souligner cette attitude fondamentale par le symbole de l’araignée (cf. commentaires par rapport à l’illustration « L’araignée et sa toile ») posée directement sur l’épaule de l’officier de la Gestapo.
« Pour humilier, il faut être deux. Celui qui humilie et celui qu’on veut humilier, mais surtout : celui qui veut bien se laisser humilier. Si ce dernier fait défaut, en d’autres termes, si la partie passive est immunisée contre toute forme d’humiliation, les humiliations infligées s’évanouissent en fumée » (Hillesum, p. 608).
Le trouble des officiers vis-à-vis de cette souveraineté inhabituelle est illustré à la fois par les gouttes de sueur perlant sur le front de l’un d’eux et par la manipulation nerveuse du stylo-bille par un autre.